Tarminyatur s’éveilla. Il se sentait vaseux et complètement désorienté, sa langue était gonflée et il avait l’impression que Seth s’amusait à déclencher une tempête de sable sous son crâne. Il se dit qu’ils avaient dû faire une soirée mémorable pour être dans cet état. C’est ça le problème des soirées mémorables, c’est que bien souvent, elle ne l’est pas pour ceux qui l’ont rendue mémorable. Enfin, une chose était sûre, Galvorn pourrait lui dire ce qu’il en était de cette soirée : il n’avait certainement rien bu de plus fort qu’un lait-pomme !
Mais quelque chose n’allait pas : la sensation n’était pas vraiment celle d’un lendemain de soirée arrosée. Il ouvrit les yeux et la mémoire lui revint : non, il n’était pas confortablement installé dans sa pyramide, par contre son mal de tête était bien réel. Il venait de sa longue errance dans le désert brulant de l’Égypte et de la déshydratation qui l’accompagnait. Cette satanée tempête les avait tous dispersés depuis des mois et la recherche de ses compagnons avançait peu. Il avait bien aperçut Galvorn à plusieurs reprises, mais sans jamais pouvoir l’approcher ou communiquer autrement que par signes. Maudit soit Seth, ce fils de chacal putride ! Il y avait même ajouté une perversité à sa façon : une lassitude qui s’instillait insidieusement dans les pensées. Les membres de la fière Armée d’Anubis en souffraient certainement tous à des degrés divers. Seule la résistance des esprits les habitants leur permettait de s’éveiller quelquefois pour découvrir le paysage désolé et la soif qui étaient désormais leur quotidien.
Tarminyatur, aidé d’Osiris qui l’habitait, se sentait isolé, il n’avait plus que très rarement conscience de l’éveil de ses frères. Certains, comme Galvorn et Rê, apparaissaient nettement de cours instants avant de disparaitre de leur esprit à la manière d’une bulle de savon. Tarminyatur savait qu’il apparaissait également ainsi aux yeux de Galvorn. D’autres, plus faibles ou plus ciblés, avaient été plus durement touchés. Leurs noms n’étaient plus que des murmures dans le vent, des mirages dans le désert, des ombres sur un mur qui telles les fresques de nos tombeaux, ne sont plus qu’une vague chimère d’un passé glorieux. Aragorn était de ceux-là ! Il semblait à Galvorn et Tarminyatur que son sommeil était plus profond que le leur. L’esprit qui l’habitait, Anubis, avait été particulièrement éprouvé par la vilénie de Seth qui souhaitait s’en venger : n’était-ce pas Anubis qui, par le réveil des dieux d’Égypte des siècles auparavant, l’avait empêché de réaliser son dessein de destruction de l’Égypte ?
Et cette malveillance à son égard, Galvorn et Tarminyatur la sentaient bien que ne pouvant communiquer, aussi ne se contentèrent-ils pas d’errer dans le désert à la recherche des leurs, mais parfois, quand la nécessité s’en faisait sentir et malgré leurs faibles forces, ils envoyaient une forte décharge mentale en direction d’Aragorn, le forçant à s’éveiller, à lutter pour ne pas disparaître dans le néant.
Bien que n’ayant pas détruit ses ennemis, Seth était proche de son objectif : l’Egypte n’était plus que l’ombre d’elle-même, vivant au ralenti et subissant le monde.
Cette situation perdura de longs siècles : des éveils douloureux de solitude, des échos lointains du passé, un sommeil comateux, …
Jusqu’au jour où Galvorn sentit au fond de lui qu’une chose avait changée : la lassitude n’était plus si forte. De si nombreux siècles avaient passés que Seth en vint à être oublié des Hommes, emportant son pouvoir dans son oubli. Alors, se sentant plus fort que jamais au cours de son errance, Galvorn lança un puissant appel mental vers Aragorn et Tarminyatur, les seuls dont il sentait encore quelques sursauts de conscience. Il parvint à les réveiller et à les convier dans leur ancienne capitale !
Ils arrivèrent quelques heures plus tard, chacun dans l’expectative, le sommeil encore dans les yeux, cherchant à savoir où se situait la réalité, si la présence des autres n’était pas qu’un mirage, un fruit de leur folle imagination. Soudain, comme un déclic, ils surent que ce qu’ils vivaient était réel et chacun fut prit d’une grande hilarité que seul Galvorn parvint à exprimer :
- Non mais vous avez vu vos gueules ! Ça vous a pas réussi le coma séculaire. Surtout toi Ara, tu ressembles …
- Tu sais t’es pas beaucoup mieux hein, coupa Aragorn, toujours hilare. Bon c’est pas le tout, je suis content de vous voir et tout mais faut que j’aille vérifier si on m’a rien piqué dans ma pyramide.
Et il partit d’un pas rapide en direction de son logis. Se tournant vers Tarminyatur, Galvorn ajouta :
- Finalement il a pas tant changé que ça, hein.
- Ça t’étonne ? J’ai toujours pensé qu’il ramasserait tout les grains de sable du désert s’il pensait pouvoir en tirer quelque chose.
Ils prirent donc la direction de la pyramide d’Aragorn, se remémorant quelques bons souvenirs en passant devant les ruines des demeures de leurs anciens compagnons. Soudain, Tarminyatur s’arrêta et montra du doigt une pyramide au fronton un peu spécial sur lequel on pouvait lire "Hunas", "Badjps", "Hunas" et enfin "Chaka".
- Celui là, c’était un sacré ! Je me souviendrai toujours du magnifique épisode du Hunas rayé à poils courts. Un grand moment d’interne. Sans me vanter, je dois dire que j’étais plutôt en forme ce soir là.
- J’avoue que t’avais fait assez fort, dommage que j’étais pas encore arrivé chez vous !
- Mais si t’étais déjà arrivé ! Tu nous avais déjà visités en temps qu’ambassadeur d’une autre nation.
- Ah oui c’est vrai ! Mais j’étais jeune et sérieux à l’époque. Quand je repense à la façon dont je me suis présenté à vous, j’ai l’impression que …
- … que t’étais un peu coincé du derch’, hein ?
- Ouai, y a un peu de ça. Mais bon grâce à vous, j’ai eu un traitement floodique de choc !
- Ce qui me fait surtout rire, c’est que t’as aussi changé plusieurs fois d’identité, lança Aragorn au sortir de sa pyramide, apparemment satisfait par ce qu’il y avait vu. Combien de fois t’as dû recruter tes espions ? 3, 4 fois ?
- Bah peu importe ! L’essentiel c’est que maintenant, j’ai enfin une défense acceptable.
- La défense c’est le mal, réagit vivement Tarminyatur. L’attaque, y a que ça de vrai !
- Eh ben voila, lui non plus il a pas changé, dit Galvorn en levant les yeux au ciel. C’est toujours un bourrin de base …
- N’empêche que je suis passé devant Ara, c’est ce que je lui avais dis le jour où je l’ai rejoins ici. Et il me croyait pas ! C’est bien la preuve que j’ai toujours raison comme je me tue à vous le dire. Par contre il reconnaît que c’était un grand jour pour lui.
- Ben évidemment, depuis j’ai plus jamais été tranquille ! Et pis je t’ai laissé passé, c’est tout. C’était pour te consoler que je sois le chef. Et ne reviens pas sur ta façon de définir qui a raison, je te prie, on t’as déjà prouvé le contraire !
- Le chef, le chef, … en attendant qui c’est qui s’est tapé pas mal de boulot administratif ici, objecta Galvorn ?
- Pourquoi tu crois qu’on t’as filé un joli insigne avec des responsabilités, reprit Aragorn ?
Devant l’air indécis de Galvorn, Aragorn et Tarminyatur échangèrent un sourire complice avant de lui lancer à l’unisson :
- On avait besoin d’une femme de ménage, voyons ! Comme ça, à nous la belle vie !
- Ouais enfin sans moi, vous n’auriez jamais eu de zone XXX où tout était permis.
- Sans toi …, c’est vite dis.
- Moi je dirai plutôt "à cause de toi".
Finalement, aucun d’eux n’avait vraiment changé, même le pouvoir de Seth n’avait pu vaincre cet état d’esprit si typique de l’Armée d’Anubis.
Cependant, vivre au milieu des souvenirs n’est pas forcément une source de motivation pour continuer d’avancer. D’autant plus que les esprits des dieux étaient eux aussi très affaiblis par l’oubli dont ils faisaient l’objet. Il ne leur restait qu’une faible puissance, une puissance si limitée qu’elle ne permettait que de guider les pas de leurs hôtes. C’est un humble pouvoir, mais qui sait s’il n’est pas l’un des plus puissants car il permet de créer des rencontres, et tout découle des rencontres, le bien comme le mal. C’est ainsi que les seigneurs Aragorn, Galvorn et Tarminyatur retrouvèrent sur leur route la dame Lillitha, une grande guerrière avec qui ils avaient combattu lors d’une grande bataille, qui les invita à rejoindre son alliance : l’Ordre Lycan. L’Ordre Lycan, cela évoquait de vagues souvenirs à Anubis et ses frères : les premières incarnations qu’ils s’étaient choisis pour créer et diriger l’Égypte venaient des rangs de ces créatures étranges, qui vivent en prédateurs parmi les Hommes.
Au plus noir de la nuit, Lillitha mordit les trois seigneurs qu’elle avait préalablement abrutis de boisson. Alors les esprits des dieux quittèrent ce monde où ils n’avaient plus leur place, un sourire aux lèvres et la joie au cœur. Les trois compères, quant à eux, se levèrent et suivirent Lillitha, marchant vers la pleine lune qui commençait à poindre au dessus de l'horizon ; leurs pieds foulant alors pour la dernière fois le sable de la grande et belle Égypte qu’ils avaient tant chéri.